(ceci n'a pas été relu, a été rédigé en trois heures en pleine nuit et est assez étrange.)
La vie est faite d’images, quand on y pense. Prenons la mémoire : c’est une succession de tableaux liés à des sensations… Quant au futur, on a tous eu cette vision de nous même, dans dix ans, avec une vie idéale. Cette photo imaginaire de nous et notre future famille devant une jolie maison de banlieue. Enlever ces images, c’est retirer notre rapport au temps. Et le temps… C’est la seule chose qui sera toujours vraie.
J’avais cette amie, au lycée. Ca ne fait pas si longtemps. Elle avait l’habitude de s’assoir à côté de la fenêtre et de regarder le paysage, elle pouvait admirer une route goudronnée pendant deux heures entières. Cette façon qu’elle avait de scruter le moindre détail d’une vue si banale m’intriguait follement : on avait l’impression qu’une scène passionnante se déroulait devant elle, que chaque imperfection de l’asphalte avait quelque chose à lui apprendre. Elle avait presque les larmes aux yeux lorsqu’elle admirait le vent dans les arbres, et le passage d’un papillon la faisait se tourner vers moi avec une expression de joie enfantine : regarde ! Je ne saisissais pas bien ce mot, je crois. Un papillon, un arbre, une route… Tellement banal. Tellement dérisoire. Je me vois encore, je jette un coup d’œil hâtif, oui, c’est un joli papillon, d’un air faussement intéressé. Et bien sûr, cette expression boudeuse, tu n’as pas regardé du tout, se borne-elle à dire même quand je proteste avec véhémence et décris l’insecte dans les détails. Tu n’as pas regardé. Alors je détourne la tête et reprend le fil du cours, parce qu’après tout, un papillon ne devait pas me distraire lorsque je travaillais à mon avenir.
Est-ce qu’on peut dire que le lycée c’était il y a longtemps ?
J’ai quitté le lycée et j’ai commencé les études supérieures. Tout allait selon mon plan, ma vision. Je travaillais dur et, je crois, passais à côté d’une bonne partie de mes meilleures années. A part mes livres et la bibliothèque, je ne me rappelle que de peu de choses, et il faut dire que peu de choses valaient la peine qu’on se les rappelle. Il m’est tout de même resté ce souvenir d’un après midi, lorsque je travaillais. Je fais une pose, je suis devant le bâtiment, je bois un café. J’entends cette dispute d’une couple à quelques pas. Je ne peux pas m’empêcher d’écouter. Tu ne m’aime plus dit-elle, furieuse, je t’ai bien vu quand je te parle tu ne me regarde même plus. Tu es folle répond-il, tu m’énerve. Et il part, il fait une sortie grandiose avec regard noir et volte face. Elle, je la voie de profil, reste de marbre pendant qu’il s’éloigne à un pas rapide. Pas une émotion sur son visage, davantage que du marbre : du granit, du béton… Jusqu’à ce qu’il tourne à l’angle, hors de son champ de vision. Là, elle fond en larmes, d’un coup. De grosses larmes qui dégoulinent de ses yeux, sur son visage, et tâchent sa chemise verte. J’ai cru qu’elle n’allait pas s’arrêter et je l’ai dévisagé bien plus qu’il n’était poli de le faire… Puis je suis retourné à mes révisions. Car après tout, une fille en pleurs ne devait pas me distraire lorsque je travaillais à mon avenir.
C’est fou comme le temps passe vite mais je crois que maintenant ce sera différent.
J’ai réussi mes concours avec brio ! Je suis entré dans l’école qui me faisait rêver depuis ma prime adolescence. J’avais été fou de joie lorsque j’avais eu les résultats et, pour une fois, j’avais oublié un peu le travail. J’avais fait des projets pour partir en vacances, en Espagne comme dans le film, en Grèce, comme dans les livres d’histoire, n’importe où avec du soleil et une plage. Finalement je m’étais décidé pour la Turquie pour raisons économiques. Je partais seul, j’étais un grand aventurier et de toute façon les gens ne m’avaient jamais beaucoup intéressé. Ce fut donc à mon propre étonnement que j’acceptais de passer une soirée avec une jeune fille, qui parlait je ne sais plus quelle langue, originaire de je ne sais plus où… Je crois que c’était le contraste entre sa peau foncée et ses yeux bleus, assez inhabituel, qui m’avait fasciné. Ou encore la courbe de ses seins, qui attiraient l’œil, même dissimulés sous un gilet par prudence. On est sur la plage à admirer le coucher et soleil alors je dis, cette situation pourrait vraiment sortir d’un mauvais film hollywoodien, et elle rit, et ses dents sont très blanches et le vent désordonne ses cheveux lâchés. Juste quand je pense que ça ne peut pas devenir davantage cliché, elle m’embrasse. Je ne peux pas fermer les yeux, je vois ses cils à quelques millimètres et je peux presque les compter. Après c’est assez flou parce qu’il a commencé à faire noir, mais le lendemain elle n’était plus là et quelques jours après, sans l’avoir revue, j’ai du repartir en France et à mes études. J’avais laissé ces vacances et cette fille me distraire mais je devais maintenant travailler à mon avenir.
C’est fou ce que ces souvenirs semblent futiles.
J’avais fini mes études et je débutais la carrière dont j’avais toujours rêvé. J’avais même une fiancée, une gentille fille qui rougissait à chaque fois qu’on lui faisait une bonne critique, et que je m’amusais à complimenter juste pour comparer les différentes teintes de rouge et l’étendue de sa gêne. Parce que ça la rendait vraiment jolie. Ma vie était plutôt paisible à ce moment là, même si on avait un peu de mal à joindre les deux bouts et que la machine à laver tombait constamment en panne, laissant le sol de la cuisine brillant d’humidité. Encore une fois c’est une image qui a tout changé, celle d’un test de grossesse, bien sûr, positif, évidemment. Ce n’est pas grave, on allait faire marcher tout ça, on a hâté le mariage pour ses parents et on a changé le bureau en une jolie, et minuscule, chambre. Et peu à peu c’était la courbe du ventre de plus en plus marquée, et puis la rencontre. On est chez le médecin et je lui tiens la main, elle est allongée, son haut relevé. C’est froid, elle gémit, et le médecin sait bien que c’est froid madame, mais ça vaut le coup vous allez voir. Et ma fille apparaît à l’écran. Elle n’est pas vraiment magnifique, elle ne ressemble pas à grand-chose et est même assez floue. Et pour une fois j’ai complètement oublié mon avenir.
J’aimerais la revoir. Je sais que je vais devoir y renoncer.
Après que notre fille ai eu deux ans on a commencé à faire encore plus de projets parce qu’on était mieux payés et que la vision d’un deuxième enfant et d’un appartement plus grand semblait plutôt agréable. On a fait nos comptes, on a questionné l’enfant : tu veux un petit frère ou bien une petite sœur ; une sœur, les garçons c’est méssant à part papa. Je vois la maison que j’ai toujours voulu avoir, de celles qu’on voit dans les magasines, et ma femme la voit aussi parce qu’on y a à peine mis les pieds qu’elle veut l’acheter. Je nous vois sur la terrasse à profiter du soleil, dans le salon à regarder là télévision, dans la chambre entrain de lire une histoire à notre fille. Je peux presque réellement voir nos futurs enfants grandir et courir dans le jardin. Mais une fois rentré chez moi je me suis aperçu que j’étais en retard au travail alors j’ai embrassé ma femme et je suis parti en trombe. Arrivé au carrefour, je n’ai pas vu la voiture et c’est ma faute, je n’ai pas respecté la priorité à droite. Je me suis laissé distraire par l’avenir, si lumineux.
Ma vie est le plus banal des mauvais films jamais tourné.
Je ne suis pas mort, non, pas encore. Par contre, je suis à l’hôpital, et j’ai mal. J’entends plus que j’écoute les médecins m’expliquer que ma situation est irréversible. Je serre le drap avec ma main non plâtrée, il n’est pas doux. Je sens la sueur des autres patients et l’odeur d’hôpital qui m’entoure. On vient de m’apprendre que le choc que j’ai reçu à la tête a endommagé mon cerveau, et rend tout recouvrement de la vue impossible.
(je vous avais prévenus, quiconque a eu la foi de lire.)
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